Comment, en à peine deux ans, Gemplus est passé du statut de réussite exemplaire à celui de gachis ? Deux hommes - l’un naîf et maladroit, et l’autre rusé et sans scrupule - ont mené sans le vouloir l’entreprise à un point qui menace sa survie.
Récit.
David Prud’homme , 01net.En 1998, Gemplus fête ses dix ans d’existence et vogue sur une croissance moyenne de 35 % par an. Le chiffre d’affaires a dépassé le milliard d’euros. La société est toujours majoritairement détenue par les fondateurs. Tout va bien.
Mais, 1998, c’est aussi la dernière année d’exemption fiscale pour Gemplus qui a bénéficié tout au long de sa croissance des aides de l’Etat, notamment via les crédits d’impôt-recherches. Le montant total de l’aide dépasse de beaucoup la centaine de millions d’euros.
Au même moment, Marc Lassus, le charismatique fondateur et patron de Gemplus, décide de déménager à Londres. N’étant plus résident français, Marc Lassus est contraint par la loi française d’abandonner son poste de PDG. C’est Daniel Le Gall, un autre fondateur historique, qui prend les commandes.
A Londres, Marc Lassus commence à travailler sur de nouveaux scenarii de développement pour Gemplus. Son grand projet est de créer dans le Sud de la France un grand pôle technologique avec à la clef rien moins qu’une OPA sur Bull. Pour cela, il a besoin d’argent. Marc Lassus décide, seul, et contre l’avis du conseil d’administration de préparer l’introduction en Bourse de Gemplus.
Entrée en scène de Texas Pacific Group
Courant 1999, Marc Lassus est contacté par David Bondernman. Ce dernier est le fondateur de Texas Pacific Group (TPG), un fonds d’investissement américain connu pour avoir racheté Continental Airlines en 1993, alors en redressement judiciaire pour 66 millions de dollars, et l’avoir revendu 700 millions en 1998 à Northwest Airlines.
Entre David Bonderman et Marc Lassus l’entente est immédiate. David Bonderman est un as du montage fiscal. C’est lui qui propose à Lassus de transférer le siège de Gemplus à Luxembourg. La chose est courante pour des entreprises dont l’essentiel de l’activité est à l’international.
En plus de disposer d’une fiscalité moins forte, le Luxembourg offre un cadre réglementaire plus souple que celui de la France pour ce qui touche à la rémunération des dirigeants. Le montage du nouveau Gemplus se décide entre les trois principaux actionnaires : Quandt (entré en 1996 à 27 % du capital lors du rachat de Datacard par Gemplus en 1996), Marc Lassus et TPG.
Montage en cascade, fusion en douce
Si les détails du pacte d’actionnaire ne sont pas connus, on sait que David Bonderman et Marc Lassus ont conclu un certain nombre d’accords secrets : TPG apporte 550 millions d’euros à Gemplus, et en contrepartie obtient 26 % des parts, le droit de nommer le PDG et la majorité au conseil d’administration. De son côté, Marc Lassus conserve le pouvoir de nommer les autres membres du comité exécutif et un petit bonus : un prêt en actions sans garantie d’un montant de 70 millions d’euros !
Le 6 décembre 1999, la société Gemplus Luxembourg au capital de 18 millions d’euros est créée par Marc Lassus et Gilles Lassus, son fils. Le 18 février 2000, TPG commence à verser l’argent promis à Gemplus Luxembourg en le faisant transiter par Zenzus holding basée à Gibraltar. Les versements se poursuivront jusqu’en septembre 2000 et s’élèveront à 558 millions d’euros. Il ne reste plus qu’à fusionner la maison mère de droit français avec la nouvelle société luxembourgeoise, et le tour est joué : les activités de Gemplus à l’international ne seront pas imposées en France.
C’est à partir de Zenzus que le prêt de Marc Lassus sera émis, ainsi que celui du nouveau CEO, Antonio Perez, arrivé en juin avec son équipe d’anciens de HP. L’intérêt de la structure gibraltaise est simple : en droit français, les deux hommes risqueraient la prison.
Un an jour pour jour après la création du holding luxembourgeois, Gemplus Luxembourg réalise une double introduction en Bourse : à Paris et au Nasdaq. Elle ramène 90 millions d’euros dans les caisses de Gemplus et 336 millions d’euros aux anciens actionnaires qui en ont profité pour vendre quelques-une de leurs actions. Bingo pour la famille Quandt qui ramasse 148 millions d’euros.
Avec cet argent, plus les 558 d’euros levés auprès de TPG, Gemplus est paré pour devenir le plus beau fleuron industriel de la high tech française. Le chiffre d’affaires 2000 est de 1,2 milliard d’euros, et Gemplus emploie 7 800 personnes dans 18 pays à travers le monde. Le coup de Marc Lassus et David Bonderman a parfaitement réussi.
Retour de fortune et détournements
Une semaine plus tard, les salariés de Gemplus apprennent que leur entreprise vient de racheter ODS, un petit acteur du marché basé en ex-Allemagne de l’Est, contre 36 millions de deutschmarks, sans compter les dettes. Le coût total de l’opération dépasse les 50 millions d’euros. Surprise, les équipes de Gemplus avait déjà examiné le dossier ODS à deux reprises pour aboutir chaque fois à la même conclusion : le dossier ODS n’est pas bon.
L’explication vient peu après. ODS est détenu majoritairement par Landis & Gyr, un fabricant de combinés téléphoniques pour les lieux publics, lui-même détenu à 95 % par TPG. Officiellement, cette opération avait pour but d’empêcher le concurrent Schlumberger d’entre sur le marché allemand. En privé, Marc Lassus explique que cela faisait partie du pacte avec David Bonderman.
Dès 2001, le marché de la carte à puce se détériore, et Gemplus va connaître ses premières pertes (-100 millions d’euros). Autre problème : la gestion d’Antonio Perez est remise en cause. De plus, les avantages accordés par Gemplus aux nouveaux dirigeants américains font courir des rumeurs d’abus de biens sociaux.
La crise éclate en janvier 2001 lorsque Marc Lassus accuse TPG de l’avoir trahi. Peu à peu, les cadres dirigeants français prennent conscience de la stratégie du nouvel actionnaire et commencent à redouter que l’entreprise soit démantelée.
La fin d’Antonio Perez
Antonio Perez met à l’étude un projet de rappatriement des brevets aux Etats-Unis. Le déplacement du siège social à San Diego (Calfifornie) est également envisagé. Devant les protestations, Antonio Perez propose de ne délocaliser que la direction financière. Il cède également sur ce point pour finalement se rabattre sur le projet de rappatriement des brevets. « On a compris que les brevets était la seule chose qui les intéressait, et on a pris peur », explique Jean-Marc Giry, directeur de la communication et responsable de la stratégie jusqu’en juillet 2001.
La ficelle est un peu grosse. Les services de renseignement français sont prévenus, et un discret rappel à l’ordre de Bercy fait capoter les projets de Perez.
Eric Martin, directeur de la trésorerie, s’inquiète de rémunération anormalement élevée de cadres français. Il constate que certains d’entre eux ont des comptes à l’étranger et bénéficient de versements occultes. Corruption dans le but de faire taire des responsables sur les manœuvres de TPG ? Eric Martin et Pierre-Jean Delmas, le numéro 2 du service juridique montent au créneau et diffusent des notes pour avertir le conseil d’administration de ce qui se trame.
En juillet, un rapport d’expertise comptable met le doigt sur un certain nombre d’irrégularités et sur les avantages en nature hors normes du management américain. Le rapport démonte l’opération luxembourgeoise (selon eux, elle est illégale en droit français), dénonce les silences du prospectus d’introduction qui ne parle pas des prêts et pointe les notes de frais astronomiques des dirigeants américains.
Le même mois, les actionnaires minoritaires de Gemplus (pour l’essentiel d’anciens dirigeants et fondateurs) s’organisent au sein de Gemact. La guerre intestine est ouverte. Allié à Marc Lassus, Gemact emmené par Yann Lazenec et Daniel Le Gall va pousser TPG à lacher Antonio Perez et son équipe.
Gemact reprend le pouvoir
C’est chose faite en décembre 2001. Celui-ci quitte Gemplus en ayant revendu ses options et actions à un prix compris entre 3,5 et 4 euros, profitant d’une embellie passagère du cours. Selon certains, Antonio Perez aura coûté plus de 50 millions d’euros à Gemplus.
Ron Mackintosh, un administrateur indépendant du conseil d’administration de Gemplus, prend le poste de CEO intérimaire et espère devenir le CEO permanent. Mais en quelques semaines, on découvre que Ron Mackintosh est également le fondateur d’une entreprise d’audit informatique, Diferentis, qui est détenu à 41 % par TPG. Il est aussitôt désavoué et mis en retrait, même s’il restera à ce poste jusqu’à la fin août 2002.
En avril dernier, Gemact obtient une recompostion et un élargissement du conseil d’administration qui place TPG en position minoritaire avec 6 sièges sur 13. A la tête du conseil d’administration, ils font venir Dominique Vignon, l’ex-PDG de Framatome. Dominique Vignon est la caution française du conseil. Ses accointances avec Bercy font de lui un rempart contre un éventuel transfert de Gemplus aux Etats-Unis.
TPG l’emporte au final
Gilles Defassy, l’un des vice-président de Texas Instrument, est pressenti comme un remplaçant possible de Ron Mackintosh. Il est français, a une expérience américaine, il est jeune, bref tout pour séduire. Hélas, une brève visite dans le ranch texan de David Bonderman le pousse à renoncer à sa candidature.
C’est finalement, Alex Mandl, un candidat « indépendant », néanmoins présenté par TPG, qui emportera le poste. Après un dernier badour d’honneur de Marc Lassus qui livre le nom d’Alex Mandl en pature à la presse. Le passé de ce dernier en tant qu’administrateur du fonds d’investissement de la CIA ne suffira cependant pas à empêcher les deux administrateurs de la famille Quandt de voter Mandl.